La "pénibilité au travail" au travail: un concept relatif |
Il est des mots que l'on ne prononçait pas ou peu et qui montent soudainement en puissance. C'est le cas de "pénibilité au travail", que toutes les professions semblent devoir se réapproprier notamment après la réforme des retraites qui favorisera les professions les plus pénibles. Mais quelle est la réalité de la pénibilité au travail. Lorsque j'ai été envoyé pour une "mission humanitaire" en juillet 1993, au Mali, je me suis rendu dans le cercle de Ségou, au beau milieu de la campagne Malienne. A l'époque l'expression "pénibilité au travail" n'existait évidement pas. Un village sollicitait l'aide de l'association qui m'avait dépéché sur place. Malade comme un chien sous les effets conjugués d'une tourista africaine et d'une chaleur accablante (minimum de 40°C à l'ombre), les journées me paraissaient longues même si le voyage était très enrichissant. Je me souviens avoir alors été impressionné par le courage d'un paysan qui travaillait sa terre sous un soleiil accablant. Une terre séche, qu'il travaillait avec des instruments de bases (pioche, bêche...), évidement sans tracteur. Le paysan, qui avait probablement la trentaine, en paraissait 45 ou 50 ans. Ajoutez à cela qu'il était probablement malade un jour sur trois comme de nombreux africains qui n'ont pas les moyens de se soigner. Malade d'une infection intestinale, malade d'une crise de malaria, malade à cause de l'une des innombrables maladies infectieuses présentes dans la corne de l'Afrique. Imaginez: vous avez passé votre journée à donner des coups de pioche pour retourner la terre, vous avez mal au dos car vous vous baissez pour retirer les mauvaises herbes (évidement, mon paysan malien n'avait pas les moyens d'acheter du Round Up) et vous avez mal au ventre à cause d'une bactérie qui s'est insérée dans votre organisme à cause d'une viande pas fraîche que vous avez mangée la veille. Et pour couronner le tout, les 43°C sous le soleil. Vous aurez une bonne idée de ce que peut représenter la pénibilité au travail. Lorsque je retrouve l'expression "pénibilité au travail" dans des articles qui évoquent des négociations de syndicats (de cheminots, par exemple), j'avoue être un peu perplexe car j'ai le sentiment que ces derniers appuient leurs revendications et justifient la "pénibilité" de certains métiers sur des choses ayant existé en d'autres temps. Je suis partagé en deux sentiments: l'empathie (je sais que l'on a toujours tendance à sous estimer la difficulté de métiers que l'on ne connait pas et dont on apprécie mal la réalité de terrain) et le septicisme (les arguments utilisés par certains syndicats relevant moins d'une réalité concrête que d'une stratégie de communication vis à vis des médias). Si l'on double cela d'un sentiment de lassitude d'une partie des salariés français, par rapport au travail, on peut émettre l'hypothèse que le concept de "pénibilité du travail" recouvre ce qui jadis été qualifié de travail exigeant une ardeur à la tâche et une dose de courage supérieure à la moyenne. Il est une réalité que certains métiers sont beaucoup plus durs que d'autres: on le voit au bout de 10 années de carrière, aux rides prématurées et aux cernes des infirmières qui assurent des gardes de nuit, on le voit dans l'usure de certains travailleurs sociaux idéalistes restés longtemps au contact de populations à problèmes sociaux prononcés, on le voit encore chez certains travailleurs physiques (cantonniers, ouvriers des hauts fournaux, chauffeurs de poids lourds) qui subissent une pression de plus en plus importante avec une rémunération qui évolue dans le sens contraire. Et la liste ne s'arrête pas là, car nombre d'autres métiers exigent du courage.
Mais est-ce à dire que tous ces métiers difficiles qui exigent plus de courage et d'énergie que d'autres, peuvent évoquer la pénibilité au travail ? Bien qu'assurant moi-même un travail stressant m'occupant 65 ou 70 heures par semaine (patron d'une petite société dans le domaine des nouvelles technologies") et ayant provoqué la disparition de nombre de mes cheveux et le blanchiment prématuré de ceux qui restent, je n'ai pas le sentiment d'occuper un emploi pouvant être associé au concept de "pénibilité au travail". Certains aspect de mon travail sont pénibles, voir trés pénibles. Mais en aucun cas, je n'oserais évoquer la pénibilité de mon travail. Stress, difficulté ne sont pas synonymes de "pénibilité". Et d'autant moins si l'on s'intéresse à l'histoire de l'expression. La "pénibilité au travail" en tant que concept, ne semble pas exister, avant l'année 2008. Le service Google Insight, qui analyse l'évolution du nombre d'internautes qui ont recherché un mot clé précis, montre qu'il n'existait aucune recherche sur le concept de "pénibilité au travail" avant l'année 2008. Le nombre de recherches a explosé depuis, vraissemblablement, qu'il a été utilisé abusivement tout au long des négociations sur la réforme des retraites. Google associe les pics de recherche sur chaque mot clé à des événements médiatiques car il a été prouvé que lorsque les médias s'emparent d'un sujet, le nombre de recherches sur ce sujet enregistre une progression. Dans le cas du dossier "pénibilité au travail", on voit bien ce que la montée en puissance de ce concept est étroitement liée à des actions de communication du gouvernement et des syndicats. Autrement dit, tout est venu d'une affaire entre professionnels de la négociation et non des citoyens ordinaires, qui utilisent rarement les mots en "ité" qui sont si populaires auprès des professionnels (parentalité, identité nationale, pénibilité...) Le problème est que ces nouveaux mots en "ité" ne sont pas d'un usage neutre. Ils s'intègrent dans des stratégies fines d'influence de l'opinion publique et contribuent à faire évoluer celle-ci et à répandre des idées au sein de la population. Remplacer "travailleur méritant" par travailleur souffrant de "pénibilité au travail" redessine la vision que tout un chacun peut avoir de son travail. Le travail peut être un outil permettant à chacun de trouver un sens à sa vie, le fruit de son travail peut être un objet permettant de prendre conscience de sa propre valeur, le travail peut être perçu comme un outil d'intégration sociale. Tout dépend des mots que l'on utilise pour en parler et de la perspective que l'on a sur le travail. Certains mots peuvent donner du courage au travail. D'autres mots peuvent décourager les plus énergiques. Et il est n'est peut être pas neutre que, parallèlement, à la montée en puissance de certains mots en "ité" relativement vides de sens pour le commun des mortels lorsque l'on les inventent, d'autres mots en "ité", eux, plus nobles perdent en puissance: solidarité, humilité, humanité, dignité sans oublier, bien entendu, liberté, égalité, fraternité... De là à dire que cela traduit un changement dans la vision du monde que nous avons et à une modification de l'ordre de nos prior-ités.... |